Depuis quelque temps, le Maroc semble ainsi dribbler tous ses problèmes pour ne se concentrer que sur un seul match: celui du ballon rond. Le pays vit dans une ambiance « full-ballisée », presque en lévitation, et la ferveur populaire frôle le hors-jeu mental. Bien avant le démarrage de la CAN le 21 décembre, les esprits montaient en pression, les médias étaient en surchauffe, et l’espace public repeint en rouge et vert, comme si la vie se jouait en prolongation.
Mais pendant qu’on se faisait de la bile pour Hakimi dont la blessure le 4 novembre risquait de compromettre sa participation à la CAN, d’autres urgences restent sur la touche : chômage en attaque, éducation en défense basse, système de santé malade et pouvoir d’achat en méforme… Sur ces terrains-là, pourtant déterminants, force est de reconnaître que le score est loin d’être honorable.
Il ne s’agit pas de siffler la fin de la récréation patriotique ou jouer les trouble-fêtes – les Lions de l’Atlas méritent bien tout le soutien de la nation – mais de garder les crampons sur terre. Car une fois le dernier coup de sifflet donné, la CAN rangée au placard, les problèmes, eux, ne seront pas éliminés. Ils reviendront, en boomerang et en pleine forme… et sans prolongations.
Le vrai hors-jeu du Maroc se situe aussi ailleurs : une crise d’idoles, un désert de figures capables de faire rêver. Mis à part quelques stars du foot comme Hakimi, Bounou et autres Diaz, devenus les influenceurs préférés des panneaux publicitaires, où sont les modèles pour notre jeunesse ? En politique, c’est carton rouge permanent : partis frappés d’un discrédit profond, élus champions de la prévarication et panne de la machine à écrémer les élites.
Mis à part quelques stars du foot comme Hakimi, Bounou et autres Diaz, devenus les influenceurs préférés des panneaux publicitaires, où sont les modèles pour notre jeunesse ?
Quant aux mondes de la culture ou de l’innovation, ils peinent à marquer les esprits. Non pas faute de talents mais en raison de l’absence d’écosystèmes solides, de relais médiatiques ou institutionnels et un accompagnement financier conséquent. Le Maroc sait jouer collectif… mais essentiellement sur le terrain du foot. Et si, pour une fois, on pensait à une Coupe des idées, une CAN de la compétence, une finale de la créativité? Histoire de sortir un peu du marquage à la culotte du ballon rond.
Mais à force de tout miser sur le foot, le pays court le risque d’une monoculture symbolique. L’éducation, la santé, la culture, l’innovation — autant de terrains laissés en jachère. Un vrai projet de société ne peut reposer sur un seul sport, aussi fédérateur et populaire soit-il. Il faut d’urgence diversifier les sources d’inspiration et les leviers de performance.
Cela implique de rendre visibles les réussites hors pelouse: les chercheurs, les entrepreneurs, les artistes, les enseignants, les mécènes et les acteurs de la société civile . Construire un imaginaire national dans lequel un jeune peut rêver non seulement d’un destin d’un Hakimi ou d’un Bounou, mais se passionner aussi pour la découverte d’un vaccin, la création d’une start-up qui conquiert le monde, écrire un roman universel ou transformer son quartier
Ces causes nobles ne sont pas que du ressort des pouvoirs publics. C’est une culture qui se construit d’abord au sein de la famille à travers les récits transmis, les valeurs inculquées. Les médias, l’école, les entreprises, les institutions culturelles ont eux aussi un rôle à jouer pour faire émerger un écosystème qui valorise le mérite, soutient la créativité, et donne de la visibilité à la réussite sous toutes ses formes. Autrement dit : élargir le périmètre du rêve. Repeupler l’imaginaire national. Offrir à la jeunesse marocaine un horizon plus vaste, où chacun peut se projeter, que ce soit un ballon au pied, un livre à la main ou une idée en tête.
En attendant, le Maroc traverse une crise silencieuse, mais profonde : celle du narratif collectif. Qui incarne aujourd’hui le rêve marocain ? Quelle figure incite les jeunes à croire, à espérer, à se dépasser ? Derrière l’absence de modèles inspirants, c’est tout un vide qui se creuse. Le défi est immense : reconstruire des figures d’identification ancrées dans les réalités du pays, capables de fédérer une ambition nationale, sans tomber dans le culte de la personnalité ni les mirages des hommes providentiels.
Par Abdellah Chankou directeur de la publication.
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